vendredi 30 mars 2007

"Du malheur d'avoir de l'esprit" -A. Griboiedov/JL Benoit



"Après un voyage de 3 ans à travers le monde, Alexandre Tchatski (P. Torreton), un jeune homme caustique et "plein d'esprit", porteur de généreuses idées de réforme, revient à Moscou, chez Famoussov (R. Bertin), un notable corrompu, dont la fille unique, Sofia, est demeurée son garnd amour. Mais alors que Famoussov voudrait lui faire épouser le colonnel Skalozoub, un militaire riche et stupide, Sofia est amoureuse de Moltchaline, le veule secrétaire de son père. Tchatski refuse d'y croire et finit par blesser celle qu'il aime. Une soirée réunit une assemblée d'invités tous plus monstrueux les uns que les autres, et Sofia fait courir le bruit que Tchatski est fou. Le jeune homme voit chacun se détourner de lui. La nuit, sans savoir que Tchatski est témoin de la scène, Sofia surprend Moltchaline faisant sa cour à sa suivante, Liza. La pièce finit par un quiproquo général : Famoussov prend Tchatski pour l'amant de Sofia et le chasse, tandis que Sofia et Liza sont envoyées au fin fond de la Russie, et Moltchaline, qui a réussi à s'éclipser dans la cohue, échappe à toute poursuite" (programme du Théâtre National de Chaillot).
Cette pièce est datée certes, mais c'est une époque qui m'intéresse : cette aristocratie russe au début de la décadence. Je m'attendais à une pièce plus sociétale, à la façon d'un Tchekhov. Je voyais Tchatski comme un "révolutionnaire" un novateur ou encore un "encyclopédiste" bousculant les idées et a priori de cette classe dominante parasitaire.
Or, l'interprétation qu'en donne Torreton est celle d'un amoureux transi qui, déçu, jette à la face des siens, sa haine et son arrogance. J'imagine Tchatski venant "sauver" Sofia de cette médiocrité intellectuelle dans laquelle elle baigne non seulement par amour mais surtout parce que porteur d'idées libérales. Par conséquent je reste frusté face à l'interprétation d'un Torreton qui ne fait pas jaillir la complexité du personnage, reflet d'une société qui s'interroge. A l'opposé Bertin incarne ce monde de parasite à merveille, il est fabuleux.
Si les décors très sobres permettent de mettre en valeur le jeu des comédiens, je ne comprends pas pourquoi les seconds rôles ne cessent de courir tout au long de la pièce... pour donner une vitalité au texte ? mais cette vitalité est dans les mots de la pièce de Griboïedov, seulement elle semble décapitée par le jeu du comédien Torreton.

mardi 27 mars 2007

dimanche 25 mars 2007

"Azul" un film de Daniel Sanchez Alrevalo


Comme l'indique le sous-titre "bleu très sombre, presque noir", Azul est un film social qui n'exalte pas les lendemains qui chantent...
Jorge, master de gestion en poche est coincé dans sa loge de concierge entre un père hargneux frappé de paralysie, un frère taulard, désinvolte, et son pote Israël, glandeur qui traque les voisins avec son téléobjectif depuis le toit de son immeuble. L'ascenseur social affiche "en panne" pour Jorge.
On aurait pu tomber dans le pathos sociologique et/ou lacrymal. Et pourtant on se retrouve à regarder un film rempli d'humour noir et de colère. Le frère de Jorge, emprisonné et impuissant, lui demande d'engrosser une détenue à sa place au moment où l'amour d'enfance de Jorge revient. De son côté, Israël découvre ses orientations homosexuelles et un secret de famille...
Ces situations loufoques, l'ironie employée pour décrire la société espagnole font penser aux histoires almodovariennes. Mais Alrevalo, avec sa propre photographie, nous délivre un message : celui du courage et de la combatitivité.

Actuellement au MK2.

jeudi 22 mars 2007

"Echo park, L.A" un film de R. Glatzer & W. Westmoreland



Un film sincère et plein de poésie.

Ce petit film bilingue espagnol/anglais raconte la vie quotidienne de ce quartier de Los Angeles où se concentre une importante communauté hispanique machiste motivée par des traditions ancestrales.
Magdalena rêve de fêter sa "qinceanera" et s'y prépare ardemment depuis de nombreuses semaines. Seulement elle découvre qu'elle est enceinte alors qu'elle est toujours vierge. Son père, pasteur d'une église protestante indépendante, la chasse et Magdalena se réfugie chez son arrière grand oncle chez qui vit aussi son cousin Carlos, également rejeté par sa famille parce que gay. C'est auprès du vieillard, figure de tolérance et incarnation du droit à la différence, que nos deux protagonistes se reconstitueront ensemble un cocon protecteur pour affronter le monde et s'affirmer.
Echo Park filme à la fois l'esprit de cette communauté et parle de la place qu'y occupent les femmes, les homosexuels, sans jamais recourir au misérabilisme.
L'énergie des interprètes (la plupart sont amateurs) contribue au charme éphémère d'Echo Park, L.A.

DVD Antiprod.

mardi 20 mars 2007

Soirée Forsythe à l'opéra de Paris (saison 2005/06)











En recevant le programme de la saison prochaine (2007/08), j'ai lu qu'Artifact sera dansé par le ballet de l'opéra de Paris.
J'ai alors repensé à cette soirée au cours de la saison 2005/06 programmée à Garnier et consacrée à Forsythe.
Voilà ce que j'avais ressenti et écrit ce soir là sur un forum dédié à la danse où la "pensée unique" et le sectarisme sont de mise :

"Non seulement la danse de Billy est admirablement percutante et interroge l'art du ballet, de la torsion, de l'intelligence de la mise en scène mais en prime elle est interprétée par des danseurs au top, en totale harmonie avec le vocabulaire d'acier du chorégraphe.
Forsythe admire Bélingard qui le lui rend bien : sa danse est animale, sexuelle et il joue avec humour des difficultés. Le couple qu'il forme avec Clairemarie Osta fonctionne très bien, pour notre plus grand bonheur.

"Approximate sonata" est l'exemple même de la construction virtuose de pas de deux. Bélingard-Osta : superbes, Marie-Agnès Gillot/Hervé Moreau déchirent l'espace, on adore... et la cerise sur le gâteau : Matthieu Ganio/Isabelle Ciarovala, ils sont magnifiquement beau.

"The vertiginous thrill of exactitude" pointe avec ironie les envolées du style académique. M.A. Gillot, avec ses équilibres inoubliables, est l'étoile au sommet de son art. Alessio Carbone semblait très tendu au début mais a habité sa danse par la suite.

Quant à "Artifact" qui est une somme de ruptures d'équilibre, de vitesse délirante, de respect et distorsion de la langue classique... tout y est et c'est parfait. Là encore, Bélingard... à admirer, à savourer.
Le corps de ballet est parfait. Mention spéciale à Martin Chaix.

Et merci à la direction de la danse pour une telle programmation...."

(photo d'A. Noltenius/M. Ganio & I. Ciaravola en répétition, in Ballet 2000/n°102)

dimanche 18 mars 2007

"Loggerheads" un film de Tim Kirkman

Moment de grâce cinématographique.
Inspiré d'une histoire vraie, Loggerheads raconte trois histoires différentes qui commencent en Caroline du Nord, le jour de la fête des mères. Il y a Mark, jeune et séduisant vagabond venu protéger les tortues de mer et qui rencontre George qui tient un petit motel sur le front de plage à Kure Beach. Il y a ce couple miné par le départ de leur fils adoptif qui a quitté le giron familial après une querelle avec son père, pasteur conservateur. Et Grace, cette femme qui vit de plus en plus mal d'avoir abandonné son bébé alors qu'elle était adolescente et qui rêve de le retrouver... Ces trois histoires vont finir par se rejoindre. Tim Kirkman a filmé avec pudeur ces trois destins utilisant comme un révélateur l'ombre de la maladie (ici le sida).

J'ai eu l'impression d'être plongé dans une nouvelle à la David Leavitt, retrouvant la dignité des personnages et le poids des a-priori et de la religion qui caractérisent l'Amérique conservatrice.

Un film tout en subtilité.

Actuellement au Lucernaire (Paris 6è)

"Proust ou les intermittences du coeur", chor. Roland Petit, Opéra Garnier

Musicale et théâtrale.
Entrée au répertoire du ballet de l'opéra de Paris, cette pièce créée en 1974 à Monte Carlo par le ballet de Marseille est une succession de 13 tableaux répartis en 2 actes. Roland Petit a choisi quelques personnages (Albertine, Proust jeune, Morel, Monsieur de Charlus et Saint Loup), quelques situations d'"A la recherche..." afin de réussir une symbiose des notes, des images et des corps. Les scènes se succèdent sans véritable continuité mais animées par même un souffle poétique : la première partie est centrée sur le bonheur du couple et de l'amour. La seconde décrit la rupture et la mort, omniprésente dans le roman. Le classicisme chorégraphique que nous présente Petit est perturbé par des éléments inattendus : le tableau dansé de "la rencontre fortuite dans l'inconnu" est présenté en contre-jour, Morel personnage ambigü et terriblement proustien apparaît nu...
Ce voyage dans l'esthétisme s'accompagne de choix musicaux qui magnifient les images, les costumes et décors. "L'heure exquise" (Hahn) illustre la croyance des Verdurib/Guermantes d'être le centre du monde, "la mer" (Debusssy) celui des jeunes filles en fleur... pour s'achever par du Wagner ("Rienzi") tandis que la mort frappe et ravive les souvenirs de Proust.
Le jeune Proust est interprété par Hervé Moreau, souverain, à la technique parfaite et à la danse intelligente. Stéphane Bullion campe un Morel athlétique, sensuel et présente une danse d'excellence. Un danseur que j'apprécie à chacune de ses prestations. Celle de Morel est inoubliable. Face à lui, Manuel Legris est Monsieur de Charlus : sa danse reflète l'humanité, la souffrance et la révolte intérieure de son personnage. Tout est dit par le geste, Legris n'a pas à en faire plus : du grand art. Quant à Saint-Loup, Matthieu Ganio est séduisant, troublant. Une grande étoile. Son pas de deux d'anthologie avec S. Bullion est inoubliable.
Mais peut être que pour moi, le plus "bel instant esthétique" de cette soirée est le pas de quatre entre Peggy Dusoart, Bruno Bouché, Gregory Dominiak et Cyril Mitilian (tableau XI de la "rencontre fortuite").
Le seul bémol de cette distribution est le rôle d' "Albertine" confié à E. Abbagnato : H. Moreau peut déployer tout son art de la danse, le pas de deux du tableau VII "La regarder dormir" ne fonctionne pas. Abbagnato nous présente une fois de plus une danse truchée de mimiques, de sourires hollywoodiens... au détriment d'une gestuelle qui devient raide et inhabitée. Le problème avec cette danseuse qui occupe un rang de soliste dans la compagnie (!!???) est, semble-t-il, qu'elle n'a pas digéré les difficultés tehniques et qu'elle est incapable de se défaire de ses appréhensions... sa gestuelle est insupportable.
Alors j'ose imaginer Lucia Lacarra dans ce rôle, évanescente à souhait...

dimanche 11 mars 2007

"Cria cuervos" un film de Carlos Saura



Tourné en 1975, "Cria cuervos" est une vision critique de la période franquiste et de ses valeurs.
Dans la société espagnole de cette époque, 3 petites filles de la bourgeoisie sont recueillies, à la mort de leur père, par leur tante, la soeur de la mère, décédée quelques années auparavant. Leur tante prend en charge leur éducation, aidée par Rosa, la gouvernante. Carlos Saura a construit son film en entrelaçant les strates temporelles, le rêve et la réalité : le passé interroge le présent et réciproquement.
Si "cria cuervos" met en images la perception qu'a du monde des adultes une enfant douée d'une imagination débordante et habitée d'obsessions morbides, ce qui m'a le plus intéressé dans la démonstration de Saura c'est le climat funèbre du film qui illustre l'agonie d'un système et son témoignage sur la condition féminine de l'époque.
Cette famille est essentiellement composée de femmes. Paulina, la tante, est présentée comme une meîtresse de maison intransigeante, inflexible à l'image de la société franquiste. Saura nous montre, au travers de cette famille, incarnation métaphorique de la nation espagnole, que l'Espagne franquiste est une société patriarcale figée, très à cheval sur les principes et la discipline. Mais cette société est en état de déréliction inéluctable, décadente. La bourgeoisie n'arrive plus à assumer et afficher son orgueil de classe : la piscine vide dans laquelle Ana joue à la poupée en est le symbole.
Par ailleurs, la mère et la tante d'Ana, enfermées dans leur rôle de femmes, sont dépendantes des hommes montrés ici dans leur uniforme de junte. On apprend que la mère d'Ana a même renoncé à sa carrière prometteuse de pianiste pour épouser Anselmo, son militaire de mari : frustation et regret d'une vie qui aurait pu être plus épanouissante. D'ailleurs Ana tient son père pour responsable de la mort de sa mère. Mais Ana incarne aussi le changement et la volonté de sa génération d'en finir avec cette sombre période. Cette chronique d'un été s'achève avec la rentrée des classes, perçue comme une sorte de renaissance par le réalisateur, sur l'air de Jeannette, à la voix suave et enfantile mais au propos désenchanté...

jeudi 8 mars 2007

Le Roman - Proposition n°4, par Laurence GUICHARD

"Je ne suis pas celle que vous pensez". C'est en ces termes que la célèbre Héléna Kerensky, désormais âgée de 80 ans, s'est exprimée dans le dernier numéro du magazine "Elle". Ces propos laconiques retranscrits à la une du mensuel féminin et recueillis par la jeune journaliste Isabella Fiori qui l'a interviewée, risquent de semer le trouble parmi les nombreux admirateurs de l'ancien mannequin vedette des collections d'Igor Afanassiev.

Si la discrète Héléna Kerensky a accepté de recevoir Isabella Fiori dans son appartement situé au pied de la Butte Montmartre et de nous livrer un peu de son intimité, c'est qu'elle vient d'achever l'écriture d'un livre autobiographique qui sortira dans moins d'une semaine. Voici, en substance, ce que la jeune journaliste rapporte de son échange avec Héléna.

Il est dix heures du matin. Je sonne à la porte de l'appartement d'Héléna Kerensky, après avoir pris une grande respiration destinée à chasser le trac qui commence à m'envahir. A ma grande surprise, c'est elle-même qui m'ouvre. Elle m'accueille avec un sourire aussi discret que chaleureux et me propose de la suivre dans son petit salon mauve où "nous serons plus à l'aise" me dit-elle. J'ai l'impression d'être accueillie comme une amie et de la connaître depuis toujours. L'empreinte du temps ne semble pas avoir de prise sur cette femme qui a conservé la silhouette d'une adolescente. Elle est assez grande et excessivement fine. Elle arbore un tailleur de couleur bordeaux et un chemisier de dentelle noir. Elle a relevé ses longs cheveux de couleur auburn en chignon et porte un petit chapeau noir surmonté d'un voile alvéolé et moucheté. Ses grands yeux bleus lui donnent un regard doux et triste à la fois. Son visage est ovale. Elle a un joli petit nez. Ses lèvres ont la couleur du sang et son teint est d'une blancheur virginale. Je remarque qu'elle a de longs doigts de pianiste.
En pénétrant dans son appartement qui doit dater du 18ème siècle, je suis surprise par le parfum d'une atmosphère aux senteurs subtiles et irrésistibles parmi lesquelles je parviens à distinguer le musc et la vanille. Nous traversons un couloir très long et blanc. Sur le mur, je reconnais des reproductions des œuvres de Matisse. Le petit salon se trouve au fond du couloir à droite. La pièce minuscule mais douillette est baignée par la lumière qui traverse la très grande fenêtre, offrant une vue sur une cour intérieure arborescente et dorée. La pièce irisée de couleurs mauves se compose d'une méridienne de velours et de deux petits fauteuils en tissu beige qui sont disposés en face à face mais séparés par une petite table ronde en bois habillé de marbre rose. Héléna me propose de m'asseoir sur le fauteuil qui fait face à la fenêtre et s'installe confortablement dans l'autre. Elle me demande si j'aime le thé vert et, après avoir reçu mon assentiment, me tend une tasse de ce breuvage qu'elle affectionne.
Je la sens légèrement perturbée. Elle m'explique qu'elle est peu habituée à répondre aux questions des journalistes et que c'est une épreuve qu'elle redoute tout particulièrement, sans doute par crainte d'être incomprise. Cette femme si belle et si élégante, qui semblait si à l'aise lorsqu'elle défilait pour son grand couturier de mari, Igor Afanassiev, s'est jusqu'à présent montrée très discrète sur sa vie privée.
Mais, aujourd'hui, alors qu'elle vient d'achever ses mémoires et que son livre doit être publié dans à peine une semaine, il lui a semblé nécessaire de convoquer la presse pour lui expliquer sa démarche. Craignant les attaques de la société bien-pensante, elle a préféré préparer les esprits au choc des révélations que son livre ne peut manquer de susciter.

Je lui demande pourquoi elle a éprouvé ce besoin irrépressible de rendre publique une vie privée qu'elle a si longtemps réussi à protéger. Elle me répond que ce livre constitue pour elle l'achèvement d'un processus thérapeutique. Il y a 10 ans, très exactement, elle a entrepris une psychanalyse mais c'est grâce à l'écriture qu'elle s'est enfin réconciliée avec son passé et avec elle-même. Un passé qu'elle a longtemps voulu oublier et taire par peur et par honte. En effet, Héléna n'a pas toujours été la femme heureuse et épanouie qu'elle est aujourd'hui.

Des débuts difficiles dans la vie. Une existence qui semblait vouée à l'échec. Elle a 16 ans quand ses parents, juifs ashkénazes sont arrêtés en décembre 1941 à leur domicile du 9 rue Sainte-Croix de la Bretonnerie dans le Marais et déportés dans le camp de concentration de Auschwitz. Elle échappe à la rafle de la police grâce à l'aide d'un voisin qui la cache dans une pièce dont l'issue est dissimulée par un miroir sans tain. Hélas, sa liberté, elle l'ignore encore, va lui coûter très cher. Outre le désespoir de se retrouver seule et orpheline en pleine adolescence, la culpabilité de demeurer en vie alors qu'elle n'a aucun doute sur l'issue fatale qui sera réservée à ses ascendants, son sauveur devient très vite son bourreau et trahit la confiance qui lui a été faite ainsi que la promesse donnée aux parents d'Héléna. Il la vend très cher à un proxénète. La jeune fille va être contrainte de se prostituer et l'horreur est poussée à son paroxysme puisque Héléna va être livrée à ceux mêmes qui sont les exécutants zélés de la "solution finale". Sa honte et son humiliation n'en seront que plus fortes et la vie d'Héléna se transforme en cauchemar à tel point qu'elle tente même de se suicider à plusieurs reprises en s'ouvrant les veines. Mais son proxénète surveille ses moindres faits et gestes et toute tentative de révolte est sévèrement réprimée.
Son supplice et sa vie de martyre se poursuivent jusqu'à cette fameuse soirée du 31 décembre 1944 où conduite à une réception réunissant des représentants du monde des affaires, du milieu artistique et du milieu politique français et présentée comme étant la nièce de son mentor, elle fait la connaissance d'un jeune homme âgé de 7 ans de plus qu'elle, Igor Afanassiev. C'est le neveu par alliance d'un ancien ministre français de la 3ème république. Il va lancer sa première collection dans la haute couture. C'est le coup de foudre immédiat entre les deux jeunes gens. Igor n'est pas très beau mais sa gentillesse, sa joie de vivre, son esprit et le très grand respect qu'il porte à la gent féminine font de lui un homme incomparable aux autres. Igor est véritablement subjugué par la beauté "emprisonnée" de la jeune fille. Il veut à tout prix qu'elle devienne le mannequin fétiche de sa collection. Héléna, malgré la peur et sa méfiance à l'égard des hommes, trouve la force de lui confier son drame et se libère d'un affreux tabou.
Igor, fou de rage, veut la délivrer de cet enfer et menace le proxénète de le faire mettre en prison pour détournement de mineurs s'il ne renonce pas à la mise sous tutelle de la jeune femme. Igor n'hésite pas à faire jouer ses relations pour que ce petit mafieux cesse de harceler Héléna et parvient, non sans mal, à ses fins.

Pour Héléna, c'est une nouvelle vie qui s'annonce, à l'image de cette France libérée de l'occupation allemande et du régime de Vichy. Une vie riche de promesses. Héléna et Igor s'installent dans le quartier latin, à proximité de l'université de la Sorbonne. Le jeune homme qui fréquente le milieu des artistes et des intellectuels fait pénétrer Helena dans un monde passionnant. Il entreprend, en quelque sorte, son éducation à l'amour, à la culture et le bouton de rose devient au fil du temps une fleur splendide. Helena prend des cours de chant, de danse, de théatre. Igor l'emmène au cinéma voir les films de Renoir, Carné et Fellini. Il lui offre des livres. Elle découvre "Le deuxième sexe" de Simone de Beauvoir et devient une des premières sympathisantes du mouvement féministe. Elle dévore Camus, Sartre, Gide et Malraux. Sa soif de savoir et sa curiosité intellectuelle semblent intarissables.
Igor lui apprend le métier de mannequin, à jouer de son pouvoir de séduction quand elle défile. Elle reprend confiance en elle et se prend véritablement au jeu. C'est un succès complet pour le couple d'Igor et d'Héléna. Leur complémentarité et leur complicité sont manifestes.

Mais le succès suscite bien vite des jalousies et attire sur eux les médisances. Ceux qui veulent briser l'ascension fulgurante du jeune créateur cherchent son tendon d'Achille. Les médias s'intéressent beaucoup aux circonstances de la rencontre d'Igor et de Héléna. Le passé d'Héléna est assez trouble et de nombreuses zones d'ombre le recouvrent. Igor est prêt à payer cher le silence de ses détracteurs. Il n'a pas vraiment peur pour lui mais c'est l'équilibre psychique d'Héléna qui l'inquiète. Il veille à ce que les quelques personnes qui connaissent le passé d'Helena se taisent et il cède à tous les chantages pour la protéger.

Mais la presse à scandale n'a pas dit son dernier mot. Elle commence, faute d'éléments probants, à extrapoler et à construire une rumeur qui pourrait répondre aux questions que se posent nombre de personnes sur le lien réel qui unie Héléna à Igor. Leur histoire est trop belle pour être vraie. Un magazine "people" jette un pavé dans la mare en braquant les projecteurs sur l'homosexualité supposée d'Igor. Igor et Héléna n'ont pas eu d'enfant après 10 ans de vie commune. On commence à murmurer que leur mariage ne serait qu'une union d'intérêts et qu'il ne serait nullement fondé sur des sentiments. Il n'aurait, d'ailleurs, jamais été consommé. Héléna serait même frigide. Elle aurait fumé de l'opium durant sa jeunesse et serait sujette à de fréquentes hallucinations liées à un usage abusif de cette substance.
Rien n'est épargné à ce couple qui suscite des réactions contradictoires mais leur navire traverse les tempêtes avec courage et obstination. Malgré les propos calomnieux, Héléna et Igor n'ont jamais commis l'erreur d'exposer leurs dissensions aux yeux de tous et n'ont jamais semblé prêter attention à la mauvaise publicité qui leur était faite. Bien, au contraire, le couple se moque du "quand dira-t-on" et se rit des médisances. C'est surtout Igor qui aime choquer. Il ne semble avoir peur de rien. Il sera le bouclier d'Héléna jusqu'à ce qu'il meure, il y a de cela tout juste un an.

Mais, curieusement, sa disparition qui eut pu fragiliser Héléna l'aide à devenir une femme pleinement responsable. C'est comme si Igor lui avait légué un peu de sa force en s'en allant ou comme s'il continuait de veiller sur elle comme un ange gardien. Héléna y croit très fort. Elle ne doute pas une seconde qu'ils seront réunis un jour pour l'éternité. Elle déclare qu'elle ne se sent pas seule et qu'elle sent partout et tout le temps la présence d'Igor. C'est quelque chose d'inexplicable et d'irrationnel mais c'est un sentiment omniprésent. Cette certitude a chassé toute tristesse de son cœur. Héléna vit une vieillesse sereine et l'approche de la mort ne lui procure aucune angoisse.
En attendant de le rejoindre, elle poursuit son œuvre et se sent comme inspirée par l'âme d'Igor. On pourrait dire qu'il a envahi son subconscient. La nuit, elle rêve qu'il lui parle, qu'il lui donne des conseils. Ceci lui a tellement donné confiance en elle qu'elle a lancé sa propre ligne de vêtements et fondé une association pour aider les prostituées à se réinsérer dans la société. Et, puis son livre, en même temps qu'il la délivre de la honte, est aussi un hommage rendu à celui qu'elle porte au statut de pygmalion.

Je l'écoute avec passion tant son histoire est émouvante et lorsque l'entretien est terminé et qu'elle me raccompagne à la porte, je suis si bouleversée que je n'ai pas envie de la quitter. Cette femme si fragile et si forte à la fois, arrivée au soir de sa vie, m'épate par la joie de vivre qu'elle affiche, en dépit de tous les naufrages qu'elle a traversés. Je suis si conquise et admirative que je me demande si je ne me suis pas laissée abusée et si je serai capable désormais d'écrire un papier véritablement objectif sur elle.

Quelques jours s'écoulent après cette rencontre quand j'apprends que Héléna Kerensky vient de mourir. Je reçois cette nouvelle comme un violent coup de poignard et j'ai le sentiment d'avoir perdu un être aussi cher que proche. Je me dis que j'ai eu la chance de la connaître même si à l'échelle d'une vie, notre rencontre n'a duré qu'un instant. Puis, je souris tout à coup en songeant à ses dernières paroles. Igor et elle sont de nouveau réunis. Peu importe l'accueil qui sera réservé par la critique à son œuvre posthume. Elle a fait ce qu'elle jugeait important de faire avant de quitter la scène : se réconcilier avec elle-même et assumer son passé. Son devoir accompli, Igor est venu la chercher.

mercredi 7 mars 2007

vendredi 2 mars 2007

Le Roman n°8 par Laurence Guichard

Cette nouvelle m'a été offerte par mon amie Laurence. Mille merci pour ce geste, Lolo.


" J'aurais dû y penser plus tôt, maintenant il est trop tard. Quelle idée m'a pris de venir dans cet endroit isolé et sinistre et d'y entraîner Camille avec moi. J'aurais dû l'écouter, elle qui me suppliait d'être raisonnable, de ne pas m'opposer à la volonté de nos parents respectifs.
J'étais fou de douleur quand j'ai appris que ses parents ne voulaient plus qu'elle me voit. Tout ça parce qu'on ne vient pas du même milieu. Elle, la fille d'un châtelain, comment était-ce possible qu'elle fréquente un fils d'ouvrier, communiste, de surcroît ? Ses parents, le comte et la comtesse de Chambray avaient formé d'autres projets de mariage pour leur fille unique. Ils sont venus rendre visite à mes parents pour leur signifier qu'il n'était pas question que leur fils continue de courtiser leur progéniture. Depuis plus de dix générations, personne n'avait encore rompu ce pacte implicite et sacré qui veut qu'aucun hymen ne soit prononcé entre une aristocrate et un roturier. C'était une question d'honneur. Depuis la Révolution, les Chambray ne possédaient plus qu'un château en ruines et quelques terres situées dans la Vallée de l'Eure qu'ils louaient à des paysans. Mais ils étaient restés fermes sur leurs positions et continuaient de défendre leurs valeurs avec une particulière véhémence. Malgré la dégradation de leur situation financière, il n'était pas question de déroger à la règle absolue : travailler était proprement incompatible avec la condition de noble. Seul le mariage de leur fille avec un aristocrate argenté pourrait garantir le maintien de leur train de vie. Entreprise difficile, certes, mais qui semblait néanmoins réalisable. Après plusieurs années d'intenses recherches, la comtesse de Chambray se félicitait d'avoir enfin déniché le gendre idéal. Camille ne partageait pas cet avis mais ma tendre et chère était trop timide et trop respectueuse de l'autorité parentale pour oser s'opposer ouvertement à ses parents.

Nous nous connaissions depuis notre plus tendre enfance et notre amitié n'avait jamais dérangé quiconque tant que nous demeurions aux yeux des adultes, des enfants. Nous nous aimions secrètement depuis que j'avais 16 ans et qu'elle en avait 14 mais nous avions compris de manière intuitive et sans même aborder le sujet que notre relation devait demeurer secrète. Nous nous étions jurés de nous aimer jusqu'à la mort et nous avions scellé cette promesse de fidélité avec l'encre de notre sang. J'étais fou amoureux de Camille, si douce, si fine et si gracieuse et la seule idée qu'un autre puisse poser ne serait-ce qu'un regard sur son visage m'était proprement insupportable. J'étais si admiratif de sa beauté que je passais des heures à la contempler lorsqu'elle se mettait au piano, instrument de musique qu'elle pratiquait avec une virtuosité admirable.

Quand elle m’apprit, en pleurs, que ses parents voulaient qu’elle épouse le duc d’Eglantine, je crus recevoir un coup d’épée en plein cœur. Et, pourtant, j’aurais dû me douter que ceci arriverait un jour. J’avais beau savoir qu’elle ne m’était pas destinée, je ne pouvais renoncer à elle.
J’eus, dès lors, comme seule obsession de m’opposer à ce qui avait été décidé. Je refusais de me plier à la force des traditions et au principe de réalité qui veut que nos désirs ne puissent toujours trouver loisir à s’exprimer. Je m’opposais à la force de la fatalité. Après avoir accusé le coup, je repris mes esprits et me concentrais sur comment faire pour que notre amour si pur ne puisse être réduit en poussières par des intérêts aussi étrangers à nous que spécieux.
Après mûre réflexion, je compris que la seule issue possible était de fuir et de quitter nos parents même si nous ne devions plus jamais les revoir. Nous prendrions un bateau pour l’Angleterre quand la voie serait libre et que la police aurait abandonné toute recherche. Pour cela, il fallait se mettre à l’abri quelque temps. Or, je connaissais un endroit dans la forêt qui pourrait très bien faire l’affaire. Nous prendrions quelques provisions avec nous pour nous permettre de tenir un mois et je chasserais pour améliorer l’ordinaire. Camille, qui vivait dans une atmosphère surprotégée, depuis sa naissance, ne pouvait me cacher ses peurs mais elle ne voulait pas me décevoir et craignait que je ne décide de partir seul si elle refusait de me suivre.

Une nuit de pleine lune, comme cela était convenu, je vins la retrouver après avoir escaladé les grilles du château et caressé le chien qui gardait les lieux et dont je n’avais rien à craindre puisque je le connaissais depuis toujours. Il était minuit et Camille m’attendait, le visage éclairé par la lueur d’une bougie, sur le balcon de sa chambre. Je balançais dans sa direction une corde qu’elle saisit avec dextérité et accrocha solidement. J’escaladais avec célérité les deux étages qui nous séparaient puis parvenu au sommet, je l’embrassais passionnément. Je la sentais nerveuse, inquiète et je tentais de la rassurer. Je vérifiais que la corde était parfaitement arrimée à une colonne en marbre. Je prenais avec moi son sac qui contenait quelques effets et des objets fétiches et je descendais en premier pour lui montrer comment faire et l’aider à rejoindre le sol car la corde était un peu trop courte. Elle descendit doucement en suivant mes indications et je priais le ciel qu’elle ne fut pas brusquement saisie de remords et tentée de renoncer à notre plan.
Quand elle eut mis pied à terre, je la regardais droit dans les yeux pour essayer de me rassurer sur ce que je pouvais lire et lui montrer combien j’étais fier de la confiance qu’elle me témoignait. Elle baissa les yeux et me sourit timidement.
Je lui pris la main et nous nous dirigeâmes vers l’entrée du château, dernier obstacle qu’il nous fallait franchir avant d’espérer embrasser la liberté. Ceci serait plus difficile mais je lui expliquerais. Camille n’était pas habituée à cet exercice et je craignais que ceci ne la décourage de fuir car escalader les grilles d’un château peut paraître aussi insurmontable à un novice que le fait de gravir une montagne Cependant, j’avais bien préparé cette étape et je dois dire qu’elle me surprit par son obstination et son courage. Arrivés au sommet des grilles, je pris garde qu’elle ne se blesse car une personne inexpérimentée risque à tout moment de s’empaler sur la pointe acérée des flèches de fer. Une demi-heure après notre ascension et notre descente en rappel, nous étions sortis de sa "prison dorée" sans avoir éveillé l’attention de quiconque.
Il ne nous restait plus qu’à disparaître dans la forêt de sapins qui jouxtait la façade ouest du château. Cette forêt était mon domaine de prédilection depuis que j’avais l’âge de marcher. Je connaissais ses moindres recoins sur le bout des doigts et je n’avais aucune peur de m’y perdre. A une heure de marche de l’orée du bois, se trouvait une maison inhabitée dpuis bien longtemps et que personne n’osait pénétrer car elle était réputée hantée. Je pensais que nous pourrions y demeurer quelque temps avant de quitter la France sans craindre que quiconque ne vienne nous y surprendre. Nous nous enfonçâmes dans les ténèbres, armés d’une lampe et d’une boussole, bien décidés à gagner le plus vite possible notre refuge.
Je me sentais soulagé et je marchais confiant, me sentant protégé par cet univers qui avait été le théatre de mon enfance. Les cris des oiseaux et le frémissement des buissons suscités par notre passage ne m’effrayaient pas le moins du monde. Je savais que j’étais le bienvenu chez Dame Nature. Camille se montrait beaucoup moins à son aise et était visiblement impressionnée de pénétrer dans un univers aussi vivant qu’imperceptible et invisible. Je pensais alors que quiconque n’a jamais traversé une forêt en plein jour et observé le comportement des animaux qui la peuplent peut très vite se laisser submerger par le délire de son imagination et penser que la forêt est un monde fantastique et magique quand il se retrouve seul sous ce manteau d’obscurité .

Nous atteignions le terme de notre périple et commencions à deviner la silhouette de notre futur sanctuaire quand je fus alerté par des éclats de voix à ma droite. Nous avions coupé la forêt sans suivre le chemin principal qui menait à la maison mais nous fûmes brusquement contraints de suspendre notre marche et de nous réfugier derrière un buisson assez haut et touffu pour que notre présence puisse devenir imperceptible.
Sur le chemin qui nous faisait face, une garnison de la Wehrmacht armée de mitraillettes et tenant des bergers allemands en laisse escortait des hommes aux yeux bandés et aux mains liées dans le dos. Sans doute, des résistants qui venaient d’être faits prisonniers et allaient être conduits devant le tribunal militaire. Sûrement, parmi eux, des gens du village le plus proche que nous connaissions, sans aucun doute. Outre le fait que je n’avais pas prévu cet incident, je commençais à m’en vouloir un peu d’avoir quasiment forcé Camille à me suivre dans cette aventure qui n’était pas sans risque. Les prisonniers furent alignés devant la maison. Certains d’entre eux, les plus corpulents, furent délivrés de leur bandeau et de leurs liens. On leur donna une pelle en leur ordonnant de creuser, sous la menace des armes. L’un d’eux refusa d’obtempérer, se rebella et balança la pelle qui lui avait été donnée sur un soldat. Il fut abattu sur le champ. Les trois autres creusèrent jusqu’à ce que le trou ait été jugé suffisamment profond par leurs donneurs d’ordres. Dans leurs yeux, je pouvais lire le sentiment qu’ils avaient conscience de creuser leur propre tombe mais le sacrifice de leur vie ne semblait pas les effrayer. Il y avait bien plutôt du dégoût de ce qu’on les obligeait à faire. Les six autres hommes qui étaient restés les mains attachées dans le dos et les yeux masqués demeuraient immobiles sans pouvoir évaluer ce qui se préparait. Parmi eux, il me sembla reconnaître un ami d’école Marcel qui avait le même âge que moi. Je soupçonnais qu’il ait rejoint le maquis depuis 1942 mais je n’en étais pas sûr. Le voyant parmi ces hommes qui, pour moi, avaient le mérite de défendre la France contre l’occupant, j’eus honte de mon attitude égoïste et de mon absence de sens civique. Après tout, pourquoi n’avais-je pas choisi de renoncer à l’amour de ma vie pour m’engager dans la Résistance. Serais-je bien capable de donner à ma chère et tendre dulcinée la vie heureuse qu’elle méritait ? Je n’en étais pas si convaincu et je me trouvais vraiment irresponsable et naïf lorsque j’entendis un officier allemand commander à ses soldats de se préparer à tirer. Même si la langue allemande m’était inconnue, le ton de la voix était éloquent. Les neuf résistants furent placés en ligne. Les trois qui avaient creusé aussi. Tous pieds et mains attachés, les yeux bandés. J’avais beau sentir qu’un drame était en train de se jouer, je ne voulais pas le croire et je n’osais affronter le regard de Camille. Je me contentais de la serrer fort tout contre moi et de presser son visage contre ma poitrine pour qu’elle ne voit rien de ce qui allait se passer. J’avais la nausée. Et quand les soldats firent feu, je vis un à un les corps tomber dans la fosse. Pas un cri. Quelques gémissements. Le trou fut rebouché aussitôt sans que quiconque n’ait vérifié, au préalable, que tous étaient bien morts et la garnison militaire reprit sa route sans perdre de temps et sans afficher la moindre pointe de remords. Il me sembla, bien plutôt, qu’ils partaient soulagés d’avoir accompli leur besogne avec efficacité.
Camille s’était recroquevillée et blottie contre moi. Elle ne semblait même plus respirer comme si elle avait perdu connaissance. J’étais moi-même transi de peur et secoué par l’abominable spectacle auquel je venais d’assister. Notre impuissance me révoltait et me donnait envie de mourir. Pour rien au monde, je n’aurais voulu que Camille, si pure et si candide soit confrontée si tôt à l’absurdité de la vie et à la cruauté des hommes.

Ce jour-là, je perdis mes illusions d’adolescent et la poursuite de mon bonheur me sembla complètement décalée. Je pris conscience du danger qui menaçait notre nation et je jurais devant Dieu de me consacrer désormais corps et âme à la libération de mon pays. L’amour attendrait ou pas. Je me sentais désormais investi d’une mission supérieure à mes intérêts personnels. Il fallait que je fasse ce que me dictait ma conscience. Je ne pourrais jamais me sentir le droit d’être heureux avant d’avoir accompli mon devoir. Qui se méprise soi-même ne peut aimer personne. Il fallait que je ramène Camille chez elle, quelles qu’en puissent être les conséquences. Il fallait renoncer à mon entreprise. C’était trop dangereux et Camille n’était pas prête. Je préférais la savoir en vie, mariée avec quelqu’un d’autre que morte par ma faute.
Je pensais : «  je vais compter jusqu’à cent : si ce silence continue, je la prends par la main et nous nous mettons à courir ».