jeudi 8 mars 2007

Le Roman - Proposition n°4, par Laurence GUICHARD

"Je ne suis pas celle que vous pensez". C'est en ces termes que la célèbre Héléna Kerensky, désormais âgée de 80 ans, s'est exprimée dans le dernier numéro du magazine "Elle". Ces propos laconiques retranscrits à la une du mensuel féminin et recueillis par la jeune journaliste Isabella Fiori qui l'a interviewée, risquent de semer le trouble parmi les nombreux admirateurs de l'ancien mannequin vedette des collections d'Igor Afanassiev.

Si la discrète Héléna Kerensky a accepté de recevoir Isabella Fiori dans son appartement situé au pied de la Butte Montmartre et de nous livrer un peu de son intimité, c'est qu'elle vient d'achever l'écriture d'un livre autobiographique qui sortira dans moins d'une semaine. Voici, en substance, ce que la jeune journaliste rapporte de son échange avec Héléna.

Il est dix heures du matin. Je sonne à la porte de l'appartement d'Héléna Kerensky, après avoir pris une grande respiration destinée à chasser le trac qui commence à m'envahir. A ma grande surprise, c'est elle-même qui m'ouvre. Elle m'accueille avec un sourire aussi discret que chaleureux et me propose de la suivre dans son petit salon mauve où "nous serons plus à l'aise" me dit-elle. J'ai l'impression d'être accueillie comme une amie et de la connaître depuis toujours. L'empreinte du temps ne semble pas avoir de prise sur cette femme qui a conservé la silhouette d'une adolescente. Elle est assez grande et excessivement fine. Elle arbore un tailleur de couleur bordeaux et un chemisier de dentelle noir. Elle a relevé ses longs cheveux de couleur auburn en chignon et porte un petit chapeau noir surmonté d'un voile alvéolé et moucheté. Ses grands yeux bleus lui donnent un regard doux et triste à la fois. Son visage est ovale. Elle a un joli petit nez. Ses lèvres ont la couleur du sang et son teint est d'une blancheur virginale. Je remarque qu'elle a de longs doigts de pianiste.
En pénétrant dans son appartement qui doit dater du 18ème siècle, je suis surprise par le parfum d'une atmosphère aux senteurs subtiles et irrésistibles parmi lesquelles je parviens à distinguer le musc et la vanille. Nous traversons un couloir très long et blanc. Sur le mur, je reconnais des reproductions des œuvres de Matisse. Le petit salon se trouve au fond du couloir à droite. La pièce minuscule mais douillette est baignée par la lumière qui traverse la très grande fenêtre, offrant une vue sur une cour intérieure arborescente et dorée. La pièce irisée de couleurs mauves se compose d'une méridienne de velours et de deux petits fauteuils en tissu beige qui sont disposés en face à face mais séparés par une petite table ronde en bois habillé de marbre rose. Héléna me propose de m'asseoir sur le fauteuil qui fait face à la fenêtre et s'installe confortablement dans l'autre. Elle me demande si j'aime le thé vert et, après avoir reçu mon assentiment, me tend une tasse de ce breuvage qu'elle affectionne.
Je la sens légèrement perturbée. Elle m'explique qu'elle est peu habituée à répondre aux questions des journalistes et que c'est une épreuve qu'elle redoute tout particulièrement, sans doute par crainte d'être incomprise. Cette femme si belle et si élégante, qui semblait si à l'aise lorsqu'elle défilait pour son grand couturier de mari, Igor Afanassiev, s'est jusqu'à présent montrée très discrète sur sa vie privée.
Mais, aujourd'hui, alors qu'elle vient d'achever ses mémoires et que son livre doit être publié dans à peine une semaine, il lui a semblé nécessaire de convoquer la presse pour lui expliquer sa démarche. Craignant les attaques de la société bien-pensante, elle a préféré préparer les esprits au choc des révélations que son livre ne peut manquer de susciter.

Je lui demande pourquoi elle a éprouvé ce besoin irrépressible de rendre publique une vie privée qu'elle a si longtemps réussi à protéger. Elle me répond que ce livre constitue pour elle l'achèvement d'un processus thérapeutique. Il y a 10 ans, très exactement, elle a entrepris une psychanalyse mais c'est grâce à l'écriture qu'elle s'est enfin réconciliée avec son passé et avec elle-même. Un passé qu'elle a longtemps voulu oublier et taire par peur et par honte. En effet, Héléna n'a pas toujours été la femme heureuse et épanouie qu'elle est aujourd'hui.

Des débuts difficiles dans la vie. Une existence qui semblait vouée à l'échec. Elle a 16 ans quand ses parents, juifs ashkénazes sont arrêtés en décembre 1941 à leur domicile du 9 rue Sainte-Croix de la Bretonnerie dans le Marais et déportés dans le camp de concentration de Auschwitz. Elle échappe à la rafle de la police grâce à l'aide d'un voisin qui la cache dans une pièce dont l'issue est dissimulée par un miroir sans tain. Hélas, sa liberté, elle l'ignore encore, va lui coûter très cher. Outre le désespoir de se retrouver seule et orpheline en pleine adolescence, la culpabilité de demeurer en vie alors qu'elle n'a aucun doute sur l'issue fatale qui sera réservée à ses ascendants, son sauveur devient très vite son bourreau et trahit la confiance qui lui a été faite ainsi que la promesse donnée aux parents d'Héléna. Il la vend très cher à un proxénète. La jeune fille va être contrainte de se prostituer et l'horreur est poussée à son paroxysme puisque Héléna va être livrée à ceux mêmes qui sont les exécutants zélés de la "solution finale". Sa honte et son humiliation n'en seront que plus fortes et la vie d'Héléna se transforme en cauchemar à tel point qu'elle tente même de se suicider à plusieurs reprises en s'ouvrant les veines. Mais son proxénète surveille ses moindres faits et gestes et toute tentative de révolte est sévèrement réprimée.
Son supplice et sa vie de martyre se poursuivent jusqu'à cette fameuse soirée du 31 décembre 1944 où conduite à une réception réunissant des représentants du monde des affaires, du milieu artistique et du milieu politique français et présentée comme étant la nièce de son mentor, elle fait la connaissance d'un jeune homme âgé de 7 ans de plus qu'elle, Igor Afanassiev. C'est le neveu par alliance d'un ancien ministre français de la 3ème république. Il va lancer sa première collection dans la haute couture. C'est le coup de foudre immédiat entre les deux jeunes gens. Igor n'est pas très beau mais sa gentillesse, sa joie de vivre, son esprit et le très grand respect qu'il porte à la gent féminine font de lui un homme incomparable aux autres. Igor est véritablement subjugué par la beauté "emprisonnée" de la jeune fille. Il veut à tout prix qu'elle devienne le mannequin fétiche de sa collection. Héléna, malgré la peur et sa méfiance à l'égard des hommes, trouve la force de lui confier son drame et se libère d'un affreux tabou.
Igor, fou de rage, veut la délivrer de cet enfer et menace le proxénète de le faire mettre en prison pour détournement de mineurs s'il ne renonce pas à la mise sous tutelle de la jeune femme. Igor n'hésite pas à faire jouer ses relations pour que ce petit mafieux cesse de harceler Héléna et parvient, non sans mal, à ses fins.

Pour Héléna, c'est une nouvelle vie qui s'annonce, à l'image de cette France libérée de l'occupation allemande et du régime de Vichy. Une vie riche de promesses. Héléna et Igor s'installent dans le quartier latin, à proximité de l'université de la Sorbonne. Le jeune homme qui fréquente le milieu des artistes et des intellectuels fait pénétrer Helena dans un monde passionnant. Il entreprend, en quelque sorte, son éducation à l'amour, à la culture et le bouton de rose devient au fil du temps une fleur splendide. Helena prend des cours de chant, de danse, de théatre. Igor l'emmène au cinéma voir les films de Renoir, Carné et Fellini. Il lui offre des livres. Elle découvre "Le deuxième sexe" de Simone de Beauvoir et devient une des premières sympathisantes du mouvement féministe. Elle dévore Camus, Sartre, Gide et Malraux. Sa soif de savoir et sa curiosité intellectuelle semblent intarissables.
Igor lui apprend le métier de mannequin, à jouer de son pouvoir de séduction quand elle défile. Elle reprend confiance en elle et se prend véritablement au jeu. C'est un succès complet pour le couple d'Igor et d'Héléna. Leur complémentarité et leur complicité sont manifestes.

Mais le succès suscite bien vite des jalousies et attire sur eux les médisances. Ceux qui veulent briser l'ascension fulgurante du jeune créateur cherchent son tendon d'Achille. Les médias s'intéressent beaucoup aux circonstances de la rencontre d'Igor et de Héléna. Le passé d'Héléna est assez trouble et de nombreuses zones d'ombre le recouvrent. Igor est prêt à payer cher le silence de ses détracteurs. Il n'a pas vraiment peur pour lui mais c'est l'équilibre psychique d'Héléna qui l'inquiète. Il veille à ce que les quelques personnes qui connaissent le passé d'Helena se taisent et il cède à tous les chantages pour la protéger.

Mais la presse à scandale n'a pas dit son dernier mot. Elle commence, faute d'éléments probants, à extrapoler et à construire une rumeur qui pourrait répondre aux questions que se posent nombre de personnes sur le lien réel qui unie Héléna à Igor. Leur histoire est trop belle pour être vraie. Un magazine "people" jette un pavé dans la mare en braquant les projecteurs sur l'homosexualité supposée d'Igor. Igor et Héléna n'ont pas eu d'enfant après 10 ans de vie commune. On commence à murmurer que leur mariage ne serait qu'une union d'intérêts et qu'il ne serait nullement fondé sur des sentiments. Il n'aurait, d'ailleurs, jamais été consommé. Héléna serait même frigide. Elle aurait fumé de l'opium durant sa jeunesse et serait sujette à de fréquentes hallucinations liées à un usage abusif de cette substance.
Rien n'est épargné à ce couple qui suscite des réactions contradictoires mais leur navire traverse les tempêtes avec courage et obstination. Malgré les propos calomnieux, Héléna et Igor n'ont jamais commis l'erreur d'exposer leurs dissensions aux yeux de tous et n'ont jamais semblé prêter attention à la mauvaise publicité qui leur était faite. Bien, au contraire, le couple se moque du "quand dira-t-on" et se rit des médisances. C'est surtout Igor qui aime choquer. Il ne semble avoir peur de rien. Il sera le bouclier d'Héléna jusqu'à ce qu'il meure, il y a de cela tout juste un an.

Mais, curieusement, sa disparition qui eut pu fragiliser Héléna l'aide à devenir une femme pleinement responsable. C'est comme si Igor lui avait légué un peu de sa force en s'en allant ou comme s'il continuait de veiller sur elle comme un ange gardien. Héléna y croit très fort. Elle ne doute pas une seconde qu'ils seront réunis un jour pour l'éternité. Elle déclare qu'elle ne se sent pas seule et qu'elle sent partout et tout le temps la présence d'Igor. C'est quelque chose d'inexplicable et d'irrationnel mais c'est un sentiment omniprésent. Cette certitude a chassé toute tristesse de son cœur. Héléna vit une vieillesse sereine et l'approche de la mort ne lui procure aucune angoisse.
En attendant de le rejoindre, elle poursuit son œuvre et se sent comme inspirée par l'âme d'Igor. On pourrait dire qu'il a envahi son subconscient. La nuit, elle rêve qu'il lui parle, qu'il lui donne des conseils. Ceci lui a tellement donné confiance en elle qu'elle a lancé sa propre ligne de vêtements et fondé une association pour aider les prostituées à se réinsérer dans la société. Et, puis son livre, en même temps qu'il la délivre de la honte, est aussi un hommage rendu à celui qu'elle porte au statut de pygmalion.

Je l'écoute avec passion tant son histoire est émouvante et lorsque l'entretien est terminé et qu'elle me raccompagne à la porte, je suis si bouleversée que je n'ai pas envie de la quitter. Cette femme si fragile et si forte à la fois, arrivée au soir de sa vie, m'épate par la joie de vivre qu'elle affiche, en dépit de tous les naufrages qu'elle a traversés. Je suis si conquise et admirative que je me demande si je ne me suis pas laissée abusée et si je serai capable désormais d'écrire un papier véritablement objectif sur elle.

Quelques jours s'écoulent après cette rencontre quand j'apprends que Héléna Kerensky vient de mourir. Je reçois cette nouvelle comme un violent coup de poignard et j'ai le sentiment d'avoir perdu un être aussi cher que proche. Je me dis que j'ai eu la chance de la connaître même si à l'échelle d'une vie, notre rencontre n'a duré qu'un instant. Puis, je souris tout à coup en songeant à ses dernières paroles. Igor et elle sont de nouveau réunis. Peu importe l'accueil qui sera réservé par la critique à son œuvre posthume. Elle a fait ce qu'elle jugeait important de faire avant de quitter la scène : se réconcilier avec elle-même et assumer son passé. Son devoir accompli, Igor est venu la chercher.

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