vendredi 2 mars 2007

Le Roman n°8 par Laurence Guichard

Cette nouvelle m'a été offerte par mon amie Laurence. Mille merci pour ce geste, Lolo.


" J'aurais dû y penser plus tôt, maintenant il est trop tard. Quelle idée m'a pris de venir dans cet endroit isolé et sinistre et d'y entraîner Camille avec moi. J'aurais dû l'écouter, elle qui me suppliait d'être raisonnable, de ne pas m'opposer à la volonté de nos parents respectifs.
J'étais fou de douleur quand j'ai appris que ses parents ne voulaient plus qu'elle me voit. Tout ça parce qu'on ne vient pas du même milieu. Elle, la fille d'un châtelain, comment était-ce possible qu'elle fréquente un fils d'ouvrier, communiste, de surcroît ? Ses parents, le comte et la comtesse de Chambray avaient formé d'autres projets de mariage pour leur fille unique. Ils sont venus rendre visite à mes parents pour leur signifier qu'il n'était pas question que leur fils continue de courtiser leur progéniture. Depuis plus de dix générations, personne n'avait encore rompu ce pacte implicite et sacré qui veut qu'aucun hymen ne soit prononcé entre une aristocrate et un roturier. C'était une question d'honneur. Depuis la Révolution, les Chambray ne possédaient plus qu'un château en ruines et quelques terres situées dans la Vallée de l'Eure qu'ils louaient à des paysans. Mais ils étaient restés fermes sur leurs positions et continuaient de défendre leurs valeurs avec une particulière véhémence. Malgré la dégradation de leur situation financière, il n'était pas question de déroger à la règle absolue : travailler était proprement incompatible avec la condition de noble. Seul le mariage de leur fille avec un aristocrate argenté pourrait garantir le maintien de leur train de vie. Entreprise difficile, certes, mais qui semblait néanmoins réalisable. Après plusieurs années d'intenses recherches, la comtesse de Chambray se félicitait d'avoir enfin déniché le gendre idéal. Camille ne partageait pas cet avis mais ma tendre et chère était trop timide et trop respectueuse de l'autorité parentale pour oser s'opposer ouvertement à ses parents.

Nous nous connaissions depuis notre plus tendre enfance et notre amitié n'avait jamais dérangé quiconque tant que nous demeurions aux yeux des adultes, des enfants. Nous nous aimions secrètement depuis que j'avais 16 ans et qu'elle en avait 14 mais nous avions compris de manière intuitive et sans même aborder le sujet que notre relation devait demeurer secrète. Nous nous étions jurés de nous aimer jusqu'à la mort et nous avions scellé cette promesse de fidélité avec l'encre de notre sang. J'étais fou amoureux de Camille, si douce, si fine et si gracieuse et la seule idée qu'un autre puisse poser ne serait-ce qu'un regard sur son visage m'était proprement insupportable. J'étais si admiratif de sa beauté que je passais des heures à la contempler lorsqu'elle se mettait au piano, instrument de musique qu'elle pratiquait avec une virtuosité admirable.

Quand elle m’apprit, en pleurs, que ses parents voulaient qu’elle épouse le duc d’Eglantine, je crus recevoir un coup d’épée en plein cœur. Et, pourtant, j’aurais dû me douter que ceci arriverait un jour. J’avais beau savoir qu’elle ne m’était pas destinée, je ne pouvais renoncer à elle.
J’eus, dès lors, comme seule obsession de m’opposer à ce qui avait été décidé. Je refusais de me plier à la force des traditions et au principe de réalité qui veut que nos désirs ne puissent toujours trouver loisir à s’exprimer. Je m’opposais à la force de la fatalité. Après avoir accusé le coup, je repris mes esprits et me concentrais sur comment faire pour que notre amour si pur ne puisse être réduit en poussières par des intérêts aussi étrangers à nous que spécieux.
Après mûre réflexion, je compris que la seule issue possible était de fuir et de quitter nos parents même si nous ne devions plus jamais les revoir. Nous prendrions un bateau pour l’Angleterre quand la voie serait libre et que la police aurait abandonné toute recherche. Pour cela, il fallait se mettre à l’abri quelque temps. Or, je connaissais un endroit dans la forêt qui pourrait très bien faire l’affaire. Nous prendrions quelques provisions avec nous pour nous permettre de tenir un mois et je chasserais pour améliorer l’ordinaire. Camille, qui vivait dans une atmosphère surprotégée, depuis sa naissance, ne pouvait me cacher ses peurs mais elle ne voulait pas me décevoir et craignait que je ne décide de partir seul si elle refusait de me suivre.

Une nuit de pleine lune, comme cela était convenu, je vins la retrouver après avoir escaladé les grilles du château et caressé le chien qui gardait les lieux et dont je n’avais rien à craindre puisque je le connaissais depuis toujours. Il était minuit et Camille m’attendait, le visage éclairé par la lueur d’une bougie, sur le balcon de sa chambre. Je balançais dans sa direction une corde qu’elle saisit avec dextérité et accrocha solidement. J’escaladais avec célérité les deux étages qui nous séparaient puis parvenu au sommet, je l’embrassais passionnément. Je la sentais nerveuse, inquiète et je tentais de la rassurer. Je vérifiais que la corde était parfaitement arrimée à une colonne en marbre. Je prenais avec moi son sac qui contenait quelques effets et des objets fétiches et je descendais en premier pour lui montrer comment faire et l’aider à rejoindre le sol car la corde était un peu trop courte. Elle descendit doucement en suivant mes indications et je priais le ciel qu’elle ne fut pas brusquement saisie de remords et tentée de renoncer à notre plan.
Quand elle eut mis pied à terre, je la regardais droit dans les yeux pour essayer de me rassurer sur ce que je pouvais lire et lui montrer combien j’étais fier de la confiance qu’elle me témoignait. Elle baissa les yeux et me sourit timidement.
Je lui pris la main et nous nous dirigeâmes vers l’entrée du château, dernier obstacle qu’il nous fallait franchir avant d’espérer embrasser la liberté. Ceci serait plus difficile mais je lui expliquerais. Camille n’était pas habituée à cet exercice et je craignais que ceci ne la décourage de fuir car escalader les grilles d’un château peut paraître aussi insurmontable à un novice que le fait de gravir une montagne Cependant, j’avais bien préparé cette étape et je dois dire qu’elle me surprit par son obstination et son courage. Arrivés au sommet des grilles, je pris garde qu’elle ne se blesse car une personne inexpérimentée risque à tout moment de s’empaler sur la pointe acérée des flèches de fer. Une demi-heure après notre ascension et notre descente en rappel, nous étions sortis de sa "prison dorée" sans avoir éveillé l’attention de quiconque.
Il ne nous restait plus qu’à disparaître dans la forêt de sapins qui jouxtait la façade ouest du château. Cette forêt était mon domaine de prédilection depuis que j’avais l’âge de marcher. Je connaissais ses moindres recoins sur le bout des doigts et je n’avais aucune peur de m’y perdre. A une heure de marche de l’orée du bois, se trouvait une maison inhabitée dpuis bien longtemps et que personne n’osait pénétrer car elle était réputée hantée. Je pensais que nous pourrions y demeurer quelque temps avant de quitter la France sans craindre que quiconque ne vienne nous y surprendre. Nous nous enfonçâmes dans les ténèbres, armés d’une lampe et d’une boussole, bien décidés à gagner le plus vite possible notre refuge.
Je me sentais soulagé et je marchais confiant, me sentant protégé par cet univers qui avait été le théatre de mon enfance. Les cris des oiseaux et le frémissement des buissons suscités par notre passage ne m’effrayaient pas le moins du monde. Je savais que j’étais le bienvenu chez Dame Nature. Camille se montrait beaucoup moins à son aise et était visiblement impressionnée de pénétrer dans un univers aussi vivant qu’imperceptible et invisible. Je pensais alors que quiconque n’a jamais traversé une forêt en plein jour et observé le comportement des animaux qui la peuplent peut très vite se laisser submerger par le délire de son imagination et penser que la forêt est un monde fantastique et magique quand il se retrouve seul sous ce manteau d’obscurité .

Nous atteignions le terme de notre périple et commencions à deviner la silhouette de notre futur sanctuaire quand je fus alerté par des éclats de voix à ma droite. Nous avions coupé la forêt sans suivre le chemin principal qui menait à la maison mais nous fûmes brusquement contraints de suspendre notre marche et de nous réfugier derrière un buisson assez haut et touffu pour que notre présence puisse devenir imperceptible.
Sur le chemin qui nous faisait face, une garnison de la Wehrmacht armée de mitraillettes et tenant des bergers allemands en laisse escortait des hommes aux yeux bandés et aux mains liées dans le dos. Sans doute, des résistants qui venaient d’être faits prisonniers et allaient être conduits devant le tribunal militaire. Sûrement, parmi eux, des gens du village le plus proche que nous connaissions, sans aucun doute. Outre le fait que je n’avais pas prévu cet incident, je commençais à m’en vouloir un peu d’avoir quasiment forcé Camille à me suivre dans cette aventure qui n’était pas sans risque. Les prisonniers furent alignés devant la maison. Certains d’entre eux, les plus corpulents, furent délivrés de leur bandeau et de leurs liens. On leur donna une pelle en leur ordonnant de creuser, sous la menace des armes. L’un d’eux refusa d’obtempérer, se rebella et balança la pelle qui lui avait été donnée sur un soldat. Il fut abattu sur le champ. Les trois autres creusèrent jusqu’à ce que le trou ait été jugé suffisamment profond par leurs donneurs d’ordres. Dans leurs yeux, je pouvais lire le sentiment qu’ils avaient conscience de creuser leur propre tombe mais le sacrifice de leur vie ne semblait pas les effrayer. Il y avait bien plutôt du dégoût de ce qu’on les obligeait à faire. Les six autres hommes qui étaient restés les mains attachées dans le dos et les yeux masqués demeuraient immobiles sans pouvoir évaluer ce qui se préparait. Parmi eux, il me sembla reconnaître un ami d’école Marcel qui avait le même âge que moi. Je soupçonnais qu’il ait rejoint le maquis depuis 1942 mais je n’en étais pas sûr. Le voyant parmi ces hommes qui, pour moi, avaient le mérite de défendre la France contre l’occupant, j’eus honte de mon attitude égoïste et de mon absence de sens civique. Après tout, pourquoi n’avais-je pas choisi de renoncer à l’amour de ma vie pour m’engager dans la Résistance. Serais-je bien capable de donner à ma chère et tendre dulcinée la vie heureuse qu’elle méritait ? Je n’en étais pas si convaincu et je me trouvais vraiment irresponsable et naïf lorsque j’entendis un officier allemand commander à ses soldats de se préparer à tirer. Même si la langue allemande m’était inconnue, le ton de la voix était éloquent. Les neuf résistants furent placés en ligne. Les trois qui avaient creusé aussi. Tous pieds et mains attachés, les yeux bandés. J’avais beau sentir qu’un drame était en train de se jouer, je ne voulais pas le croire et je n’osais affronter le regard de Camille. Je me contentais de la serrer fort tout contre moi et de presser son visage contre ma poitrine pour qu’elle ne voit rien de ce qui allait se passer. J’avais la nausée. Et quand les soldats firent feu, je vis un à un les corps tomber dans la fosse. Pas un cri. Quelques gémissements. Le trou fut rebouché aussitôt sans que quiconque n’ait vérifié, au préalable, que tous étaient bien morts et la garnison militaire reprit sa route sans perdre de temps et sans afficher la moindre pointe de remords. Il me sembla, bien plutôt, qu’ils partaient soulagés d’avoir accompli leur besogne avec efficacité.
Camille s’était recroquevillée et blottie contre moi. Elle ne semblait même plus respirer comme si elle avait perdu connaissance. J’étais moi-même transi de peur et secoué par l’abominable spectacle auquel je venais d’assister. Notre impuissance me révoltait et me donnait envie de mourir. Pour rien au monde, je n’aurais voulu que Camille, si pure et si candide soit confrontée si tôt à l’absurdité de la vie et à la cruauté des hommes.

Ce jour-là, je perdis mes illusions d’adolescent et la poursuite de mon bonheur me sembla complètement décalée. Je pris conscience du danger qui menaçait notre nation et je jurais devant Dieu de me consacrer désormais corps et âme à la libération de mon pays. L’amour attendrait ou pas. Je me sentais désormais investi d’une mission supérieure à mes intérêts personnels. Il fallait que je fasse ce que me dictait ma conscience. Je ne pourrais jamais me sentir le droit d’être heureux avant d’avoir accompli mon devoir. Qui se méprise soi-même ne peut aimer personne. Il fallait que je ramène Camille chez elle, quelles qu’en puissent être les conséquences. Il fallait renoncer à mon entreprise. C’était trop dangereux et Camille n’était pas prête. Je préférais la savoir en vie, mariée avec quelqu’un d’autre que morte par ma faute.
Je pensais : «  je vais compter jusqu’à cent : si ce silence continue, je la prends par la main et nous nous mettons à courir ».

1 commentaire:

Anonyme a dit…

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